Proposition d’interventions dans le cadre de La Culture à l’école, initiative du ministère de la Culture et de la Communication du Québec
Sélectionné par le Ministère québécois de la Culture et des Communications pour le programme La Culture à l’école, je propose des interventions au contenu modulable. Elles s’adressent à des élèves de secondaire 3, 4 et 5 et peuvent s’articuler autour de thèmes liés à l’écriture et au métier d’écrivain :
1) la réalité quotidienne du romancier et son inspiration,
2) l’écriture, c’est quoi ?
3) la traduction et le ghost writing aujourd’hui. Qu’en est-il des métiers méconnus de traducteur littéraire et de nègre ?
Je peux également, en collaboration avec les enseignants (que je me propose de rencontrer en amont s’ils le souhaitent), soit :
1) étudier une de mes nouvelles en classe avec vos élèves (voir exemples ci-dessous),
2) soit les faire travailler en atelier sur l’accroche introductive, un aspect que je soigne tout particulièrement, sachant qu’entre l’auteur et son lecteur tout se joue souvent dès la première phrase.
Qui suis-je ? Auteur de 14 romans et recueils de nouvelles en 14 ans, lauréat du prix 2005 de la nouvelle du salon de Québec et de celui de la nouvelle Rock 2011, traducteur d’une quarantaine de romans américains pour Gallimard, Flammarion, 10-18, Calmann-Lévy, etc., je suis l’un des rares écrivains canadiens à publier tantôt au Québec, tantôt en Europe (dont 3 fois aux éditions Gallimard, LA référence incontestée en matière de littérature de langue française). J’écris des romans et nouvelles réalistes, dont le fond, parfois sombre, est systématiquement contrebalancé par un humour corrosif. Je traite des sujets d’aujourd’hui : l’erreur judiciaire, la fidélité à ses idées de jeunesse ou l’attachement familial. Dans mon recueil À l’est d’Eddy (qui s’adresse davantage à des adolescents), j’ai revisité les derniers instants des icônes de l’histoire contemporaine (Hemingway, Elvis Presley, James Dean, Martin Luther King, etc.)
Je clos mes interventions en répondant à des questions sur le caractère atypique de mon parcours professionnel.
Ci-dessous, exemples de 2 nouvelles pouvant intéresser les secondaires 3, 4 et 5 :
LA COULEUR DE LA HAINE
J’ai toujours connu Glenn Thibodeau, l’instituteur. Enfants, nous étions voisins, et plus tard, quand il a épousé Bibi, car c’est par ce petit nom que nous appelions Betsie Ballinger, le hasard a voulu qu’ils achètent la grande maison en face de chez moi.
Je me souviens de sa rupture précipitée avec Bibi, partie sur un coup de tête, pour un coup de foudre, avec un sous-officier de la base de Lawrence. C’était en mai 1963. Certains avaient vu Betsie attendre le bus avec une grosse valise en carton bouilli et un vulgaire baluchon. Elle avait laissé un mot, moitié d’excuses, moitié d’adieu, sur la table en Formica de la cuisine. Au soir de cette journée, apercevant Glenn sur sa galerie, abattu, atterré, la lettre de Betsie à la main, en train de se morfondre comme un chien dont on aurait enterré le maître le matin même, j’étais allé lui remonter le moral avec une poignée de banalités et une bière glacée.
Inutile de préciser que les commères avaient fait leurs choux gras de ce banal psychodrame. Au magasin général, alors que je ne lui demandais rien, cette médisante Mme de la Beckwith m’avait glissé dans l’oreille : « C’est pas Bibi qu’elle s’appelait, la femme de Glenn, c’était Bye-Bye ».
Les semaines qui suivirent le départ de Betsie ne furent pour Glenn qu’une longue et pénible convalescence au cours de laquelle il avait testé, expérimenté, adopté, abandonné l’un après l’autre, chacun des tabourets du comptoir, chacune des banquettes du Robicheau’s Café. Jusqu’à finalement se décider pour cette place, près de la vitrine, un peu comme un marin déboussolé, de terre lasse, finit par jeter l’ancre sur une grève inconnue. Aujourd’hui, il ne viendrait à l’idée de personne à Hillsboro, même pas à ce grand niaiseux de Bo Rowdside, qui ne saura jamais lire, de s’asseoir à cette place aux heures auxquelles l’instituteur est supposé s’y trouver. Bien qu’aucune plaque ne stipule « Réservée », tout le monde sait que c’est la table de Glenn. Chaque jour, à la demie de sept heures, tout Hillsboro sait qu’il est au café, fidèle au poste, à demi caché des passants extérieurs par le B de Robicheau peint sur la vitrine dans une calligraphie de style western. Deux tables plus loin, dos voûté, tasse fumante à la main, les yeux dans les yeux, face à face comme deux comploteurs, l’énorme shérif Farlow et le svelte adjoint Mulronney tiennent leur conciliabule matinal. L’énervant ronron de la climatisation et les haut-parleurs qui dégoulinent de country music nous empêchent tout le temps de comprendre ce qu’ils se racontent.
Une fois, Glenn a dû exceptionnellement s’absenter afin d’aller enterrer sa mère, qui vivait à Tuscaloosa. À son retour, alors que tout Hillsboro était au courant du deuil qui venait de le frapper et du voyage qu’il avait entrepris (un instituteur qui manque la classe, ça ne passe pas inaperçu), Linda Lou, la serveuse du café, lui avait assuré que pendant son absence personne ne s’était assis à sa place. Je crois bien que chez nous autres, c’est à ce genre de détail qu’un homme parvient à mesurer le respect qu’il impose.
Chaque matin, Linda Lou apporte à Glenn ses mêmes saucisses, hashbrowns, œufs brouillés et rôties de pain blanc. Après qu’elle ait rempli sa tasse d’un café que Dan Robicheau sait doser à la perfection, Glenn suit Linda Lou du regard quand elle s’en retourne vers la cuisine. Heureusement qu’il est assis, sinon l’audacieuse fente verticale de la jupe noire de la serveuse lui donnerait le vertige. C’est que Linda Lou, « c’est une sacrée », comme on dit ici, sans apporter plus de précision. L’année dernière, à travers le passe-plat, Glenn a surpris Dan, la toque de cuisinier de guingois, le mégot éteint au coin des lèvres et le torchon sur l’épaule, qui reluquait Linda Lou d’un œil concupiscent. Glenn a ressenti un formidable accès de jalousie envers le patron qui ne semble pas comprendre que Linda Lou appartient à la salle, aux clients, et qu’elle n’a rien à faire dans l’odeur de graillon de la cuisine!
Un matin ordinaire, Glenn rêvassait au-dessus de son assiette quand le bus en provenance de Tupelo s’est arrêté devant la petite cahute qu’on appelle pompeusement la gare routière, là où les gens d’Hillsboro ont vu Bibi pour la dernière fois. L’instituteur a consulté sa montre. Il était sept heures trente-cinq. Glenn a légèrement souri, comme s’il se félicitait d’une telle exactitude. On se demande ce que ça peut bien lui faire, que le bus soit en avance, à l’heure ou en retard, puisque l’instituteur n’attend personne. Enfin… plus vraiment.
Ce jour-là, un passager est descendu, une jeune Couleur, comme nous autres Blancs appelons les Noirs par chez nous, avec une valise dans une main, un cartable dans l’autre et un sac à main en bandoulière sur une gabardine mastic ceinturée à la taille. Elle a posé son fardeau et jeté un regard circulaire sur la place presque déserte. Le bus a redémarré. La chaleur moite de ce matin de mai a obligé la jeune femme à s’éponger le front à l’aide d’un mouchoir immaculé qui tranchait drôlement sur la noirceur de sa peau. M. Peacock, le directeur de l’école, avait informé Glenn que l’Administration du comté de Scott devait envoyer une remplaçante pour la durée du congé de maternité de Mme Shiloh, qui fait la classe aux jeunes enfants. Alors qui d’autre pouvait être la passagère du bus, sinon cette remplaçante ? On ne s’arrête jamais à Hillsboro si on n’a rien à y faire. La Noire a repris sa valise et son sac et traversé la rue en direction du Robicheau’s Café. Ses talons ont résonné sur le trottoir de bois avant qu’elle n’entre. Elle a eu de la misère à franchir la porte, encombrée qu’elle était du cartable, de la valise et du sac en bandoulière. Le shérif Farlow, qui lui tournait un dos aussi large qu’un capot de Cadillac, a lourdement pivoté sur sa chaise pour dévisager ce qu’il considérait déjà comme une intruse. Il a fait une réflexion, sûrement sarcastique, car Mulronney s’est fendu d’un sourire en coin tout en continuant à mastiquer ses céréales d’un ample mouvement de mandibule. Jack Mulronney exaspère tous ceux de sa génération, depuis qu’il porte cette fine moustache qui lui donne un faux air de Clark Gable. Il faudra bien qu’un de ces jours quelqu’un se décide à le lui dire.
Comme Glenn était le plus près, c’est à lui que la jeune Couleur a osé se présenter et demander la direction de l’école. L’air embarrassé, sans décoller ses fesses de la banquette, Glenn lui a dit qu’il était également instituteur. Puis, sans vraiment lui proposer de l’accompagner, il a tout de même précisé qu’il lui indiquerait le chemin. La jeune femme l’a remercié et dit qu’elle aimerait boire un thé glacé, et peut-être même manger un beignet parce qu’elle s’était levée très tôt et avait pris le bus sans rien avaler. Glenn a jeté un rapide coup d’œil vers les deux policiers et répondu à sa nouvelle collègue que la chose ne lui paraissait guère possible, qu’elle et lui devaient s’activer pour être à l’école avant la sonnerie de la cloche, M. Peacock ne plaisantant jamais avec l’horaire. Contrariée, la jeune Noire a cependant repris sa valise et son cartable, qu’elle avait posés le temps de la conversation. Elle est partie dans le sillage de Glenn à travers la place des Confédérés. Ils ont longé le parc Richmond et obliqué dans la rue Jefferson Davis, là où se trouve l’école. Comme Glenn pressait le pas, la Noire, chargée comme un mulet, a vite été distancée, de sorte qu’ils n’ont jamais marché côte à côte ni échangé le moindre mot. Ils sont entrés dans la cour, Glenn en tête, et la Noire, essoufflée et le front en sueur, une poignée de secondes plus tard. Dans un coin de la cour, le 7ème de cavalerie en culottes courtes se ruait ventre à terre à la rescousse de pionniers assiégés par une déferlante de Sioux. Comme par magie, dès l’arrivée de la Couleur, les tuniques bleues et les braves de Nuage Rouge ont brusquement rengainé leur fougue pour redevenir de dociles écoliers. Glenn, d’une voix éteinte, a présenté la remplaçante à M. Peacock qui n’a pu réprimer une moue de contrariété. La cloche a sonné et Glenn est parti s’occuper de ses élèves.
À onze heures trente-cinq, à la fin des cours, il a rejoint M. Peacock dans une petite pièce attenante au réfectoire. La porte en reste toujours entrebâillée, ce qui permet d’avoir un œil sur les élèves sans trop subir leur vacarme. Chacun déballe son lunch de sa boîte métallique. Comme chaque jour, Glenn a apporté une Thermos de café, qu’il ne prépare hélas pas aussi bien que Dan Robicheau. Le vendredi, les deux hommes et leur collègue Mme Shiloh partagent le gâteau aux raisins secs que Mme Peacock a confectionné avec amour la veille au soir. M. Peacock tient beaucoup à la pérennité de cet usage qu’il a su élever au rang de tradition.
Quand Glenn a demandé à M. Peacock si la remplaçante allait se joindre à eux pour dîner, il lui a répondu évasivement avant d’orienter la discussion sur la pêche et cette nouvelle canne en fibre de verre, dotée du dernier modèle de moulinet Mitchell, que Mme Peacock a offerte à son mari pour sa fête, canne qu’il a promis de faire essayer à Glenn en amont des rapides de la Yukanookany. « Vous verrez, elle est d’une remarquable légèreté. On a l’impression de ne rien avoir dans la main. Le moulinet est débrayable et d’une grande souplesse. Une vraie merveille. » Glenn envie M. Peacock d’avoir une épouse qui lui fait de tels cadeaux après trente-deux ans de mariage.
À quatorze heures trente, la cloche a retenti et les élèves sont sortis dans un calme relatif, leurs manuels sous le bras ou sur le dos, ceinturés d’une courroie. Par la fenêtre de sa classe, Glenn a aperçu la Couleur sur le seuil de la sienne, sa valise d’une main, son cartable de l’autre et son sac à main en bandoulière. Il a enfilé sa légère veste de coutil blanc et est sorti, son cartable gonflé comme une outre des cahiers de ses élèves. La jeune femme est aussitôt venue vers lui et lui a demandé s’il connaissait une place où elle pourrait prendre pension pour la durée de son séjour à Hillsboro.
— C’est qu’il n’y a pas grand-chose par ici, lui a-t-il répondu d’un air pressé. Autrefois, la veuve Mc Allister, sur la 3ème Rue, louait une chambre aux gens de passage. Vous devriez aller voir. Sinon, je ne vois vraiment pas où vous pourriez aller frapper.
Il a regardé la Couleur s’éloigner avec peine, parce qu’il est difficile de marcher avec des souliers à talon dans le sable d’une cour de récréation quand on est lourdement chargé.
Glenn est rentré chez lui, dans sa maison devenue trop grande. Il s’est installé sur la galerie pour corriger ses cahiers tout en écoutant une émission de jazz à la radio. Ce n’est pas qu’il soit très amateur de ce genre musical, lui ce serait plutôt la country music, mais Betsie raffolait du jazz, alors il en écoute toujours un peu. Comme ça, si un jour il prenait à la jeune femme l’idée de revenir, Glenn a le sentiment que la vie reprendrait plus aisément son cours normal.
Peu avant cinq heures, comme chaque soir, il est retourné au Robicheau’s Café. Il s’est assis à sa place habituelle, derrière le B de la devanture, pour lire le Tribune en sirotant du thé glacé, et peut-être aussi échanger quelques mots avec Linda Lou. Non, non, surtout pas au sujet de la hardiesse de sa jupe fendue ; il laisse ce soin à Dan qui s’y entend pour parler aux femmes avec les yeux. À 17 heures 25, son attention a été attirée par l’institutrice remplaçante qui s’avançait vers la cahute que nous appelons la gare routière. Avec sa valise, son cartable et son sac à main en bandoulière, elle avait toujours l’air d’avoir chaud, dans sa gabardine mastic ceinturée à la taille. Le bus pour Tupelo n’allait guère tarder. Dan avait baissé la climatisation et la radio, alors Glenn a entendu, à quelques tables de lui, le shérif Farlow dire à Mulronney que c’était une très bonne chose que la Couleur n’ait pas trouvé à se loger chez la mère Mc Allister, comme ça, elle n’avait plus qu’à déguerpir. L’Administration finirait bien par nommer quelqu’un de convenable. C’est le mot qu’il a employé : convenable. Même que cela a fait sourire l’adjoint Mulronney, qui énerve toujours autant avec son filet de moustache. Là-dessus, le bus est arrivé avec presque cinq minutes d’avance sur l’horaire prévu. Le lundi soir, pour une raison inconnue, le chauffeur a toujours un peu d’avance. Quand le véhicule est sorti du champ de vision de Glenn, la cahute était vide.
Comme le rappelle le maire dans son rituel discours du 4 juillet, sa mine rubiconde noyée au milieu des cocardes tricolores de l’estrade : « Rendons grâce au Ciel que dans notre chère bourgade nous ignorons tout de ce que les Yankees, qui n’ont jamais mis les pieds dans le Sud, appellent les aspects négatifs de la ségrégation. » En général, à ce moment du speech, la foule de ses concitoyens y va d’une salve d’applaudissements nourris.
Le dernier Couleur qui habitait à Hillsboro, on l’a retrouvé pendu sous le pont de la rivière Yukanookany, une enclume accrochée aux pieds par du fil de fer. C’était en décembre 1949, le jour de Noël. Aujourd’hui, plus personne ne se souvient exactement de ce qui s’était passé. Personnellement, j’ai même entendu parler de suicide. En revanche, ce qui est certain, c’est que depuis cette date, au village, des Couleurs, on n’en a plus jamais vu. C’est sûrement pour ça que le shérif Farlow ne manque jamais de dire qu’il fait si bon vivre à Hillsboro, Mississippi.
FIN
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One Way Out (prix français de la nouvelle rock 2011)
Quarante ans après les faits, à l’heure du bilan d’une vie de fonctionnaire sobrement rythmée par la déclaration d’impôts et les examens de la prostate, je cherche encore à comprendre ce qui m’est arrivé au cours de ce que le dictionnaire appelle pudiquement « l’âge qui succède à l’enfance et précède l’âge adulte ». J’admets, j’avoue, je mea culpa : à l’adolescence, au cours d’une longue guérilla domestique, j’ai plus souvent qu’à mon tour flirté avec le parricide. Cette guéguerre a fait des ravages familiaux, comme ses sœurs jumelles en firent chez nos voisins, les Ladouceur et les Latendresse. À croire que pour coller à l’actualité de l’époque, toute la rue Gandhi, à Longueuil (un dortoir de deux cent mille habitants de la banlieue de Montréal) s’était mise au diapason de la guerre du Viêtnam. Bien sûr, là-bas, du côté de Da Nang, l’ambiance était un peu plus explosive qu’entre Hippolyte Fortier, l’auteur de mes jours, et moi-même. Inutile de fouiller les racines du mal, Œdipe lui-même y aurait perdu sa pelle et son latin. Pour faire court, disons que mon père avait une dent - de sagesse, sûrement - contre la jeunesse. Mes frères et moi avions beau lui expliquer que nous n’étions que de « la graine de futurs vieux », rien n’y faisait. Sous ses dehors placides, Hippolyte dissimulait une nature exaltée et véhémente, dont il maîtrisait mal les débordements quand il avait tutoyé la bouteille. Lorsqu’entre nous le ton et l’orage montaient, que les portes claquaient et que l’invective se faisait cinglante, ma pauvre mère et sa cinquantaine de kilos servaient de tampon, un tampon aussi efficace qu’un œuf de goglu coincé entre le marteau et l’enclume d’un forgeron taillé comme Cassius Clay.
* * *
En 1971, je connus un grand moment de félicité en trouvant enfin le moyen de ridiculiser mon père dans toute la ville : simplement en décidant d’entreprendre le tour des Amériques à vélo. Pour les médias locaux qui s’emparèrent de l’affaire, ce projet illustrait la témérité d’un garçon gavé d’aventures livresques et assoiffé de voyages. Pour mon père il apportait la preuve irréfutable que ce fils indigne qu’il élevait sous son toit depuis dix-neuf ans était bien un ingrat doublé d’un renégat ! Je précise que mon père était concessionnaire General Motors, et que pour un vendeur de voitures, à cette époque bénie des trusts de Détroit, où ne pas en avoir… de bagnole, était mille fois plus répugnant que de détrousser des vieilles sous la menace d’un couteau suisse, qu’un fils unique ambitionne de faire le tour du continent à bicyclette, il n’y avait rien de plus humiliant. Pour donner un élément de comparaison, ma mère aurait avoué à mon père qu’elle le trompait depuis quinze ans avec son voisin et ami Lucien Latendresse, qui était aussi son partenaire de golf et de bowling, que la chose eut été nettement moins grave. Cerise sur le gâteau de la provocation, afin de financer mon périple sur deux roues, j’avais sollicité la générosité du concessionnaire Ford, le principal concurrent de papa. L’homme m’avait poliment reçu pour me signifier son refus de m’aider. Déçu, le moral en berne, j’allais quitter son bureau quand il avait repris la lettre dans laquelle je lui avais exposé mon projet et m’avait demandé avec un air madré de maquignon :
-- Ton nom, c’est bien Fortier ?
-- Oui. Kevin Fortier.
-- À tout hasard, tu serais pas de la famille d’Hippolyte Fortier, le concessionnaire GM ?
-- C’est mon père.
Aussitôt, m’sieur Ford, qui s’appelait en fait Jean Lafleur, comme tout le monde, avait sorti son chéquier, dégainé son stylo et dit :
-- Combien y te faut, petit, pour pédaler jusqu’en Patagonie ?
* * *
Des histoires rocambolesques, des mésaventures sordides, des chutes, des bronchites, des gastroentérites, des blessures, des piqûres d’insectes, des crevaisons et des morsures de chiens, au cours de ce périple de deux années et demie, qui me conduisit jusqu’à la Terre de Feu à la force des mollets, j’en ai vécu des trâlées. Si tout cela me paraît aujourd’hui très loin et que, l’âge aidant, mon père et moi signâmes notre paix des Braves, du flot de mes souvenirs il en est un qui cependant refait surface plus volontiers.
Pour éviter de planter ma tente, ou pire, de devoir payer une chambre d’hôtel, ma combine consistait à me faire inviter chez l’habitant. Avec mes sacoches avant et arrière aussi pansues qu’un nonce apostolique, je ne passais pas inaperçu. Inutile de prendre un air de chien battu, j’inspirais naturellement la pitié.
Une fin d’après-midi d’octobre, dans la banlieue ouest de Macon, en Géorgie, alors que je pédalais depuis un mois, je traversais un paisible quartier de demeures cossues, comme on en voit dans les gros livres qui traînent sur les tables de salon chez les rupins. Certaines arboraient des colonnes doriques, comme au temps des plantations de coton du vieux Sud, quand autant en emportait le vent. Sur le bord de la route, je m’arrêtai à hauteur d’un gars dans la vingtaine, un flandrin blond à cheveux longs, avec la raie au milieu et d’impressionnantes moustaches qui épousaient des favoris broussailleux et lui donnaient une allure de morse égaré sous une latitude incongrue. Son curieux regard de type qui n’a pas fumé que des Marlboro semblait hésiter entre la goguenardise et l’absence, un peu comme s’il me voyait sans vraiment me voir. Vêtu d’un t-shirt douteux et d’une salopette salopée, un pinceau et un pot de peinture à la main, il rentrait de ripoliner une partie de la clôture. Je lui débitai mon laïus habituel, comme quoi j’étais canadien, faisais le tour des Amériques et qu’il serait bien inspiré de m’indiquer un coin où passer la nuit. Le soleil rougeoyant dans les yeux, le blond me dévisagea brièvement et dit avec un Southern drawl à ridiculiser les personnages d’Erskine Caldwell:
-- Chez moi, c’est pas la place qui manque.
-- C’est où chez toi ?
-- Là, fit-il en désignant l’immense bâtisse antebellum qui se trouvait derrière lui et n’attendait plus que Rhett Butler vienne lutiner Scarlett O’Hara sur le sofa du salon.
Je compris qu’avec ce gars j’avais affaire à un taiseux et que notre conversation se limiterait bientôt, surtout de sa part, à des onomatopées. En même temps, je trouvai un peu louche qu’un type vêtu comme un clodo habitât une si belle propriété, mais, comme disaient alors les Américains, à la veille de quitter le Viêt-Nam par la sortie de secours, l’arrogance et le patriotisme roulés en boule dans la musette : « All can happen »[1].
Lui, avec son pot de peinture, et moi poussant à la main mon vélo chargé comme un mulet, nous remontâmes la majestueuse allée bordée de cyprès séculaires aux ramures frangées de mousse de pirate. D’un signe de tête, mon hôte me désigna un garage indépendant de la vaste demeure. Là, somnolaient une Lincoln Continental Coupe de Ville, de couleur vieux rose, une Jeep et trois Harley Davidson, dont un chopper qui ressemblait à s’y méprendre à celui de Peter Fonda dans Easy Rider, à cette nuance près que le réservoir était peint aux couleurs du drapeau sudiste. Le garage était si haut et si vaste qu’on aurait encore pu y stationner un Peterbilt et un White Freightliner… avec les remorques, bien entendu. J’abandonnai mon vélo contre le mur et pris ma trousse de toilette et du linge de rechange dans mes sacoches.
Le type, d’une nonchalance toute méridionale, me montra ma chambre équipée d’un lit de la taille d’un terrain de footabrité d’un baldaquin aux montants torsadés, puis il m’indiqua où se trouvait la cuisine équipée d’un frigo regorgeant de bouffe que je pouvais piller à discrétion. Il dégoupilla deux cannettes de bière perlées de fraîcheur, m’en tendit une et dit de son accent à la fois traînant et rythmé :
-- Je dois sortir, je rentrerai sûrement très tard, fais comme chez toi.
-- Y a personne d’autre dans la maison ? demandai-je.
-- Pourquoi ? s’étonna le moustachu. T’as peur dans le noir ?
Puis il s’éclipsa, et vingt minutes plus tard j’entendis une Harley faire des po-ta-to, po-ta-to, po-ta-to, pétarader un grand coup et prendre le large. Une fois seul, je m’autorisai à jouer les curieux. Cette maison embaumait le luxe à plein nez. Dans les nombreuses chambres qu’un ouragan semblait avoir récemment balayées, sur les tapis, sur les chaises, jusque sous les commodes de bois patiné qu’avaient autrefois caressé les crinolines et heurté les sabres d’officiers confédérés, traînaient des chemises de satin comme en portaient les cow-boys de pacotille, des montres de valeur, des bracelets ornés d’énormes turquoises, des ceintures à boucle d’argent et des paires de bottes texanes made in crocodile. Dans le salon, sous un lustre comme on n’en voit plus que dans les productions hollywoodiennes, autour d’une impressionnante chaîne stéréo Harman Kardon, s’empilaient pêle-mêle des dizaines, peut-être des centaines de disques. J’aurais pu me servir en bijoux et partir comme un voleur. L’idée m’en traversa l’esprit, je mentirais en affirmant le contraire. Au lieu de ça, j’allai piquer une tête dans la piscine éclairée à giorno. Tout en faisant la planche, je me fis la réflexion qu’ils avaient sacrément de la veine, les moustachus sudistes, de pouvoir encore se baigner à la fin octobre.
En retournant à ma chambre, la tignasse dégoulinante, j’ouvris une porte qui donnait sur l’escalier conduisant au sous-sol. Au mur, au-dessus de la rampe, s’étalait une quantité impressionnante de photos en noir et blanc. J’y reconnus le gars qui m’avait accueilli en compagnie d’autres moustachus et chevelus allurés comme des Peaux-Rouges, à l’exception d’un grand Noir au visage glabre barré d’une hilarité immaculée. Ils avaient tous l’air d’avoir bien du plaisir. Mais chez qui étais-je donc tombé ? Au pied des marches, je découvris ce qui ressemblait à une salle de répétition, avec des magnétophones Revox, des micros Shure, des enchevêtrements de câbles électriques et des guitares à profusion. Martin acoustiques, Stratocaster, Telecaster, Rickenbecker, Dobro, National Steel, il y avait de tout, et même une superbe pedal steel aussi chromée que le fruit du croisement d’un juke-box et d’une calendre de Cadillac. Dans le fond je remarquai la présence d’un orgue Hammond, d’une basse Alambic et d’une batterie dont les peaux avaient souffert le martyre, car elles portaient les stigmates d’un bûcheron qui les menait à la baguette. Je remontai chercher mon Kodak dans ma sacoche pour immortaliser cette débauche d’instruments. Puis j’allai manger et dormir, parce que j’avais ma journée dans les mollets.
* * *
Le lendemain matin, quand j’ouvris un œil dans mon lit à baldaquin, un vent tiède gonflait les voilages de la fenêtre ouverte sur un ciel gris souris poché de nuages charbon de bois. Je m’habillai et me rendis au garage. En rangs d’oignons, les trois Harley étaient à l’écurie. De la chaleur s’élevait des flancs du chopper échappé d’Easy Rider. Le taiseux moustachu était donc rentré au petit matin et devait sûrement dormir. Je rentrai prendre un solide petit-déjeuner sur la terrasse, me préparai, laissai un mot de remerciements sur le comptoir de la cuisine et repris la route, celle de Colombus, dont je comptais bien atteindre la banlieue le soir même.
Priant pour que la pluie m’épargne tout en maudissant le ciel de plomb jaunâtre évocateur de crise de foie, je passai la journée à pédaler sur les voies secondaires de Géorgie, mon vélo faisant de moi un paria des autoroutes. Moulinant tel un hamster dans sa cage, j’eus de la misère à ne pas penser à ce type étrange qui m’avait invité la veille.
Le soir, vers cinq heures, je me suis arrêté casser une graine à Box Springs, à l’est de Colombus. Perché sur un tabouret du comptoir, les fesses passées à l’attendrisseur et les jambes en marmelade, j’étais en train de mâcher mon hamburger quand soudain, sur la télé suspendue au plafond, est apparue la photo du gars chez qui j’avais passé la nuit. Aussitôt, un silence de mort a tordu le cou à la bruyante convivialité qui régnait dans le resto. Les mâchoires ont cessé leur mastication mécanique, le saisissement s’étant emparé de chaque visage. L’atmosphère, pétrie d’émotion, est devenue soudain si insoutenable qu’autour de moi les poitrines des barmaids et les épaules des clients se sont affaissées de concert. La voix off du journaliste a annoncé que Duane Allman, membre fondateur de l’Allman Brothers Band, venait de se tuer au guidon de sa Harley-Davidson en voulant éviter un poids-lourd qui manœuvrait au milieu de la chaussée. Il a ajouté que l’emblème multiethnique de tout un Sud qui cherchait à se désengluer de deux siècles de ségrégation raciale, le groupe dont l’album live enregistré au Fillmore East de New York en début d’année et sorti un mois plus tôt caracolait déjà en tête des charts, ce flambeau de toute une jeunesse en révolte, cet ambassadeur adoubé sur l’autel du Southern rock venait de perdre celui qui en incarnait l’âme.
Sur le tabouret voisin se trouvait un gars sensiblement de mon âge, une armoire à glace au visage hâlé, avec un catogan, un t-shirt blanc aux manches roulées en amont des biceps et des gants de travail qui dépassaient de la poche arrière de son jean. J’ai vu des larmes slalomer entre ses poils de barbe naissante. J’ai failli me pencher pour lui murmurer à l’oreille : « Si je te dis que j’ai passé la nuit dernière chez… Duane Allman, tu vas jamais me croire», mais, afin de ne pas casser l’ambiance de ferveur mouillée de recueillement, et par crainte que le gars le prenne de haut, me mette son poing dans la gueule sans enfiler ses gants et me rétorque : « Ouais, c’est ça, et moi je suis le fils caché de Kennedy et de Marylin Monroe », j’ai trouvé plus prudent de me taire. Jusqu’à aujourd’hui.
1] Tout peut arriver.
Sélectionné par le Ministère québécois de la Culture et des Communications pour le programme La Culture à l’école, je propose des interventions au contenu modulable. Elles s’adressent à des élèves de secondaire 3, 4 et 5 et peuvent s’articuler autour de thèmes liés à l’écriture et au métier d’écrivain :
1) la réalité quotidienne du romancier et son inspiration,
2) l’écriture, c’est quoi ?
3) la traduction et le ghost writing aujourd’hui. Qu’en est-il des métiers méconnus de traducteur littéraire et de nègre ?
Je peux également, en collaboration avec les enseignants (que je me propose de rencontrer en amont s’ils le souhaitent), soit :
1) étudier une de mes nouvelles en classe avec vos élèves (voir exemples ci-dessous),
2) soit les faire travailler en atelier sur l’accroche introductive, un aspect que je soigne tout particulièrement, sachant qu’entre l’auteur et son lecteur tout se joue souvent dès la première phrase.
Qui suis-je ? Auteur de 14 romans et recueils de nouvelles en 14 ans, lauréat du prix 2005 de la nouvelle du salon de Québec et de celui de la nouvelle Rock 2011, traducteur d’une quarantaine de romans américains pour Gallimard, Flammarion, 10-18, Calmann-Lévy, etc., je suis l’un des rares écrivains canadiens à publier tantôt au Québec, tantôt en Europe (dont 3 fois aux éditions Gallimard, LA référence incontestée en matière de littérature de langue française). J’écris des romans et nouvelles réalistes, dont le fond, parfois sombre, est systématiquement contrebalancé par un humour corrosif. Je traite des sujets d’aujourd’hui : l’erreur judiciaire, la fidélité à ses idées de jeunesse ou l’attachement familial. Dans mon recueil À l’est d’Eddy (qui s’adresse davantage à des adolescents), j’ai revisité les derniers instants des icônes de l’histoire contemporaine (Hemingway, Elvis Presley, James Dean, Martin Luther King, etc.)
Je clos mes interventions en répondant à des questions sur le caractère atypique de mon parcours professionnel.
Ci-dessous, exemples de 2 nouvelles pouvant intéresser les secondaires 3, 4 et 5 :
LA COULEUR DE LA HAINE
J’ai toujours connu Glenn Thibodeau, l’instituteur. Enfants, nous étions voisins, et plus tard, quand il a épousé Bibi, car c’est par ce petit nom que nous appelions Betsie Ballinger, le hasard a voulu qu’ils achètent la grande maison en face de chez moi.
Je me souviens de sa rupture précipitée avec Bibi, partie sur un coup de tête, pour un coup de foudre, avec un sous-officier de la base de Lawrence. C’était en mai 1963. Certains avaient vu Betsie attendre le bus avec une grosse valise en carton bouilli et un vulgaire baluchon. Elle avait laissé un mot, moitié d’excuses, moitié d’adieu, sur la table en Formica de la cuisine. Au soir de cette journée, apercevant Glenn sur sa galerie, abattu, atterré, la lettre de Betsie à la main, en train de se morfondre comme un chien dont on aurait enterré le maître le matin même, j’étais allé lui remonter le moral avec une poignée de banalités et une bière glacée.
Inutile de préciser que les commères avaient fait leurs choux gras de ce banal psychodrame. Au magasin général, alors que je ne lui demandais rien, cette médisante Mme de la Beckwith m’avait glissé dans l’oreille : « C’est pas Bibi qu’elle s’appelait, la femme de Glenn, c’était Bye-Bye ».
Les semaines qui suivirent le départ de Betsie ne furent pour Glenn qu’une longue et pénible convalescence au cours de laquelle il avait testé, expérimenté, adopté, abandonné l’un après l’autre, chacun des tabourets du comptoir, chacune des banquettes du Robicheau’s Café. Jusqu’à finalement se décider pour cette place, près de la vitrine, un peu comme un marin déboussolé, de terre lasse, finit par jeter l’ancre sur une grève inconnue. Aujourd’hui, il ne viendrait à l’idée de personne à Hillsboro, même pas à ce grand niaiseux de Bo Rowdside, qui ne saura jamais lire, de s’asseoir à cette place aux heures auxquelles l’instituteur est supposé s’y trouver. Bien qu’aucune plaque ne stipule « Réservée », tout le monde sait que c’est la table de Glenn. Chaque jour, à la demie de sept heures, tout Hillsboro sait qu’il est au café, fidèle au poste, à demi caché des passants extérieurs par le B de Robicheau peint sur la vitrine dans une calligraphie de style western. Deux tables plus loin, dos voûté, tasse fumante à la main, les yeux dans les yeux, face à face comme deux comploteurs, l’énorme shérif Farlow et le svelte adjoint Mulronney tiennent leur conciliabule matinal. L’énervant ronron de la climatisation et les haut-parleurs qui dégoulinent de country music nous empêchent tout le temps de comprendre ce qu’ils se racontent.
Une fois, Glenn a dû exceptionnellement s’absenter afin d’aller enterrer sa mère, qui vivait à Tuscaloosa. À son retour, alors que tout Hillsboro était au courant du deuil qui venait de le frapper et du voyage qu’il avait entrepris (un instituteur qui manque la classe, ça ne passe pas inaperçu), Linda Lou, la serveuse du café, lui avait assuré que pendant son absence personne ne s’était assis à sa place. Je crois bien que chez nous autres, c’est à ce genre de détail qu’un homme parvient à mesurer le respect qu’il impose.
Chaque matin, Linda Lou apporte à Glenn ses mêmes saucisses, hashbrowns, œufs brouillés et rôties de pain blanc. Après qu’elle ait rempli sa tasse d’un café que Dan Robicheau sait doser à la perfection, Glenn suit Linda Lou du regard quand elle s’en retourne vers la cuisine. Heureusement qu’il est assis, sinon l’audacieuse fente verticale de la jupe noire de la serveuse lui donnerait le vertige. C’est que Linda Lou, « c’est une sacrée », comme on dit ici, sans apporter plus de précision. L’année dernière, à travers le passe-plat, Glenn a surpris Dan, la toque de cuisinier de guingois, le mégot éteint au coin des lèvres et le torchon sur l’épaule, qui reluquait Linda Lou d’un œil concupiscent. Glenn a ressenti un formidable accès de jalousie envers le patron qui ne semble pas comprendre que Linda Lou appartient à la salle, aux clients, et qu’elle n’a rien à faire dans l’odeur de graillon de la cuisine!
Un matin ordinaire, Glenn rêvassait au-dessus de son assiette quand le bus en provenance de Tupelo s’est arrêté devant la petite cahute qu’on appelle pompeusement la gare routière, là où les gens d’Hillsboro ont vu Bibi pour la dernière fois. L’instituteur a consulté sa montre. Il était sept heures trente-cinq. Glenn a légèrement souri, comme s’il se félicitait d’une telle exactitude. On se demande ce que ça peut bien lui faire, que le bus soit en avance, à l’heure ou en retard, puisque l’instituteur n’attend personne. Enfin… plus vraiment.
Ce jour-là, un passager est descendu, une jeune Couleur, comme nous autres Blancs appelons les Noirs par chez nous, avec une valise dans une main, un cartable dans l’autre et un sac à main en bandoulière sur une gabardine mastic ceinturée à la taille. Elle a posé son fardeau et jeté un regard circulaire sur la place presque déserte. Le bus a redémarré. La chaleur moite de ce matin de mai a obligé la jeune femme à s’éponger le front à l’aide d’un mouchoir immaculé qui tranchait drôlement sur la noirceur de sa peau. M. Peacock, le directeur de l’école, avait informé Glenn que l’Administration du comté de Scott devait envoyer une remplaçante pour la durée du congé de maternité de Mme Shiloh, qui fait la classe aux jeunes enfants. Alors qui d’autre pouvait être la passagère du bus, sinon cette remplaçante ? On ne s’arrête jamais à Hillsboro si on n’a rien à y faire. La Noire a repris sa valise et son sac et traversé la rue en direction du Robicheau’s Café. Ses talons ont résonné sur le trottoir de bois avant qu’elle n’entre. Elle a eu de la misère à franchir la porte, encombrée qu’elle était du cartable, de la valise et du sac en bandoulière. Le shérif Farlow, qui lui tournait un dos aussi large qu’un capot de Cadillac, a lourdement pivoté sur sa chaise pour dévisager ce qu’il considérait déjà comme une intruse. Il a fait une réflexion, sûrement sarcastique, car Mulronney s’est fendu d’un sourire en coin tout en continuant à mastiquer ses céréales d’un ample mouvement de mandibule. Jack Mulronney exaspère tous ceux de sa génération, depuis qu’il porte cette fine moustache qui lui donne un faux air de Clark Gable. Il faudra bien qu’un de ces jours quelqu’un se décide à le lui dire.
Comme Glenn était le plus près, c’est à lui que la jeune Couleur a osé se présenter et demander la direction de l’école. L’air embarrassé, sans décoller ses fesses de la banquette, Glenn lui a dit qu’il était également instituteur. Puis, sans vraiment lui proposer de l’accompagner, il a tout de même précisé qu’il lui indiquerait le chemin. La jeune femme l’a remercié et dit qu’elle aimerait boire un thé glacé, et peut-être même manger un beignet parce qu’elle s’était levée très tôt et avait pris le bus sans rien avaler. Glenn a jeté un rapide coup d’œil vers les deux policiers et répondu à sa nouvelle collègue que la chose ne lui paraissait guère possible, qu’elle et lui devaient s’activer pour être à l’école avant la sonnerie de la cloche, M. Peacock ne plaisantant jamais avec l’horaire. Contrariée, la jeune Noire a cependant repris sa valise et son cartable, qu’elle avait posés le temps de la conversation. Elle est partie dans le sillage de Glenn à travers la place des Confédérés. Ils ont longé le parc Richmond et obliqué dans la rue Jefferson Davis, là où se trouve l’école. Comme Glenn pressait le pas, la Noire, chargée comme un mulet, a vite été distancée, de sorte qu’ils n’ont jamais marché côte à côte ni échangé le moindre mot. Ils sont entrés dans la cour, Glenn en tête, et la Noire, essoufflée et le front en sueur, une poignée de secondes plus tard. Dans un coin de la cour, le 7ème de cavalerie en culottes courtes se ruait ventre à terre à la rescousse de pionniers assiégés par une déferlante de Sioux. Comme par magie, dès l’arrivée de la Couleur, les tuniques bleues et les braves de Nuage Rouge ont brusquement rengainé leur fougue pour redevenir de dociles écoliers. Glenn, d’une voix éteinte, a présenté la remplaçante à M. Peacock qui n’a pu réprimer une moue de contrariété. La cloche a sonné et Glenn est parti s’occuper de ses élèves.
À onze heures trente-cinq, à la fin des cours, il a rejoint M. Peacock dans une petite pièce attenante au réfectoire. La porte en reste toujours entrebâillée, ce qui permet d’avoir un œil sur les élèves sans trop subir leur vacarme. Chacun déballe son lunch de sa boîte métallique. Comme chaque jour, Glenn a apporté une Thermos de café, qu’il ne prépare hélas pas aussi bien que Dan Robicheau. Le vendredi, les deux hommes et leur collègue Mme Shiloh partagent le gâteau aux raisins secs que Mme Peacock a confectionné avec amour la veille au soir. M. Peacock tient beaucoup à la pérennité de cet usage qu’il a su élever au rang de tradition.
Quand Glenn a demandé à M. Peacock si la remplaçante allait se joindre à eux pour dîner, il lui a répondu évasivement avant d’orienter la discussion sur la pêche et cette nouvelle canne en fibre de verre, dotée du dernier modèle de moulinet Mitchell, que Mme Peacock a offerte à son mari pour sa fête, canne qu’il a promis de faire essayer à Glenn en amont des rapides de la Yukanookany. « Vous verrez, elle est d’une remarquable légèreté. On a l’impression de ne rien avoir dans la main. Le moulinet est débrayable et d’une grande souplesse. Une vraie merveille. » Glenn envie M. Peacock d’avoir une épouse qui lui fait de tels cadeaux après trente-deux ans de mariage.
À quatorze heures trente, la cloche a retenti et les élèves sont sortis dans un calme relatif, leurs manuels sous le bras ou sur le dos, ceinturés d’une courroie. Par la fenêtre de sa classe, Glenn a aperçu la Couleur sur le seuil de la sienne, sa valise d’une main, son cartable de l’autre et son sac à main en bandoulière. Il a enfilé sa légère veste de coutil blanc et est sorti, son cartable gonflé comme une outre des cahiers de ses élèves. La jeune femme est aussitôt venue vers lui et lui a demandé s’il connaissait une place où elle pourrait prendre pension pour la durée de son séjour à Hillsboro.
— C’est qu’il n’y a pas grand-chose par ici, lui a-t-il répondu d’un air pressé. Autrefois, la veuve Mc Allister, sur la 3ème Rue, louait une chambre aux gens de passage. Vous devriez aller voir. Sinon, je ne vois vraiment pas où vous pourriez aller frapper.
Il a regardé la Couleur s’éloigner avec peine, parce qu’il est difficile de marcher avec des souliers à talon dans le sable d’une cour de récréation quand on est lourdement chargé.
Glenn est rentré chez lui, dans sa maison devenue trop grande. Il s’est installé sur la galerie pour corriger ses cahiers tout en écoutant une émission de jazz à la radio. Ce n’est pas qu’il soit très amateur de ce genre musical, lui ce serait plutôt la country music, mais Betsie raffolait du jazz, alors il en écoute toujours un peu. Comme ça, si un jour il prenait à la jeune femme l’idée de revenir, Glenn a le sentiment que la vie reprendrait plus aisément son cours normal.
Peu avant cinq heures, comme chaque soir, il est retourné au Robicheau’s Café. Il s’est assis à sa place habituelle, derrière le B de la devanture, pour lire le Tribune en sirotant du thé glacé, et peut-être aussi échanger quelques mots avec Linda Lou. Non, non, surtout pas au sujet de la hardiesse de sa jupe fendue ; il laisse ce soin à Dan qui s’y entend pour parler aux femmes avec les yeux. À 17 heures 25, son attention a été attirée par l’institutrice remplaçante qui s’avançait vers la cahute que nous appelons la gare routière. Avec sa valise, son cartable et son sac à main en bandoulière, elle avait toujours l’air d’avoir chaud, dans sa gabardine mastic ceinturée à la taille. Le bus pour Tupelo n’allait guère tarder. Dan avait baissé la climatisation et la radio, alors Glenn a entendu, à quelques tables de lui, le shérif Farlow dire à Mulronney que c’était une très bonne chose que la Couleur n’ait pas trouvé à se loger chez la mère Mc Allister, comme ça, elle n’avait plus qu’à déguerpir. L’Administration finirait bien par nommer quelqu’un de convenable. C’est le mot qu’il a employé : convenable. Même que cela a fait sourire l’adjoint Mulronney, qui énerve toujours autant avec son filet de moustache. Là-dessus, le bus est arrivé avec presque cinq minutes d’avance sur l’horaire prévu. Le lundi soir, pour une raison inconnue, le chauffeur a toujours un peu d’avance. Quand le véhicule est sorti du champ de vision de Glenn, la cahute était vide.
Comme le rappelle le maire dans son rituel discours du 4 juillet, sa mine rubiconde noyée au milieu des cocardes tricolores de l’estrade : « Rendons grâce au Ciel que dans notre chère bourgade nous ignorons tout de ce que les Yankees, qui n’ont jamais mis les pieds dans le Sud, appellent les aspects négatifs de la ségrégation. » En général, à ce moment du speech, la foule de ses concitoyens y va d’une salve d’applaudissements nourris.
Le dernier Couleur qui habitait à Hillsboro, on l’a retrouvé pendu sous le pont de la rivière Yukanookany, une enclume accrochée aux pieds par du fil de fer. C’était en décembre 1949, le jour de Noël. Aujourd’hui, plus personne ne se souvient exactement de ce qui s’était passé. Personnellement, j’ai même entendu parler de suicide. En revanche, ce qui est certain, c’est que depuis cette date, au village, des Couleurs, on n’en a plus jamais vu. C’est sûrement pour ça que le shérif Farlow ne manque jamais de dire qu’il fait si bon vivre à Hillsboro, Mississippi.
FIN
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One Way Out (prix français de la nouvelle rock 2011)
Quarante ans après les faits, à l’heure du bilan d’une vie de fonctionnaire sobrement rythmée par la déclaration d’impôts et les examens de la prostate, je cherche encore à comprendre ce qui m’est arrivé au cours de ce que le dictionnaire appelle pudiquement « l’âge qui succède à l’enfance et précède l’âge adulte ». J’admets, j’avoue, je mea culpa : à l’adolescence, au cours d’une longue guérilla domestique, j’ai plus souvent qu’à mon tour flirté avec le parricide. Cette guéguerre a fait des ravages familiaux, comme ses sœurs jumelles en firent chez nos voisins, les Ladouceur et les Latendresse. À croire que pour coller à l’actualité de l’époque, toute la rue Gandhi, à Longueuil (un dortoir de deux cent mille habitants de la banlieue de Montréal) s’était mise au diapason de la guerre du Viêtnam. Bien sûr, là-bas, du côté de Da Nang, l’ambiance était un peu plus explosive qu’entre Hippolyte Fortier, l’auteur de mes jours, et moi-même. Inutile de fouiller les racines du mal, Œdipe lui-même y aurait perdu sa pelle et son latin. Pour faire court, disons que mon père avait une dent - de sagesse, sûrement - contre la jeunesse. Mes frères et moi avions beau lui expliquer que nous n’étions que de « la graine de futurs vieux », rien n’y faisait. Sous ses dehors placides, Hippolyte dissimulait une nature exaltée et véhémente, dont il maîtrisait mal les débordements quand il avait tutoyé la bouteille. Lorsqu’entre nous le ton et l’orage montaient, que les portes claquaient et que l’invective se faisait cinglante, ma pauvre mère et sa cinquantaine de kilos servaient de tampon, un tampon aussi efficace qu’un œuf de goglu coincé entre le marteau et l’enclume d’un forgeron taillé comme Cassius Clay.
* * *
En 1971, je connus un grand moment de félicité en trouvant enfin le moyen de ridiculiser mon père dans toute la ville : simplement en décidant d’entreprendre le tour des Amériques à vélo. Pour les médias locaux qui s’emparèrent de l’affaire, ce projet illustrait la témérité d’un garçon gavé d’aventures livresques et assoiffé de voyages. Pour mon père il apportait la preuve irréfutable que ce fils indigne qu’il élevait sous son toit depuis dix-neuf ans était bien un ingrat doublé d’un renégat ! Je précise que mon père était concessionnaire General Motors, et que pour un vendeur de voitures, à cette époque bénie des trusts de Détroit, où ne pas en avoir… de bagnole, était mille fois plus répugnant que de détrousser des vieilles sous la menace d’un couteau suisse, qu’un fils unique ambitionne de faire le tour du continent à bicyclette, il n’y avait rien de plus humiliant. Pour donner un élément de comparaison, ma mère aurait avoué à mon père qu’elle le trompait depuis quinze ans avec son voisin et ami Lucien Latendresse, qui était aussi son partenaire de golf et de bowling, que la chose eut été nettement moins grave. Cerise sur le gâteau de la provocation, afin de financer mon périple sur deux roues, j’avais sollicité la générosité du concessionnaire Ford, le principal concurrent de papa. L’homme m’avait poliment reçu pour me signifier son refus de m’aider. Déçu, le moral en berne, j’allais quitter son bureau quand il avait repris la lettre dans laquelle je lui avais exposé mon projet et m’avait demandé avec un air madré de maquignon :
-- Ton nom, c’est bien Fortier ?
-- Oui. Kevin Fortier.
-- À tout hasard, tu serais pas de la famille d’Hippolyte Fortier, le concessionnaire GM ?
-- C’est mon père.
Aussitôt, m’sieur Ford, qui s’appelait en fait Jean Lafleur, comme tout le monde, avait sorti son chéquier, dégainé son stylo et dit :
-- Combien y te faut, petit, pour pédaler jusqu’en Patagonie ?
* * *
Des histoires rocambolesques, des mésaventures sordides, des chutes, des bronchites, des gastroentérites, des blessures, des piqûres d’insectes, des crevaisons et des morsures de chiens, au cours de ce périple de deux années et demie, qui me conduisit jusqu’à la Terre de Feu à la force des mollets, j’en ai vécu des trâlées. Si tout cela me paraît aujourd’hui très loin et que, l’âge aidant, mon père et moi signâmes notre paix des Braves, du flot de mes souvenirs il en est un qui cependant refait surface plus volontiers.
Pour éviter de planter ma tente, ou pire, de devoir payer une chambre d’hôtel, ma combine consistait à me faire inviter chez l’habitant. Avec mes sacoches avant et arrière aussi pansues qu’un nonce apostolique, je ne passais pas inaperçu. Inutile de prendre un air de chien battu, j’inspirais naturellement la pitié.
Une fin d’après-midi d’octobre, dans la banlieue ouest de Macon, en Géorgie, alors que je pédalais depuis un mois, je traversais un paisible quartier de demeures cossues, comme on en voit dans les gros livres qui traînent sur les tables de salon chez les rupins. Certaines arboraient des colonnes doriques, comme au temps des plantations de coton du vieux Sud, quand autant en emportait le vent. Sur le bord de la route, je m’arrêtai à hauteur d’un gars dans la vingtaine, un flandrin blond à cheveux longs, avec la raie au milieu et d’impressionnantes moustaches qui épousaient des favoris broussailleux et lui donnaient une allure de morse égaré sous une latitude incongrue. Son curieux regard de type qui n’a pas fumé que des Marlboro semblait hésiter entre la goguenardise et l’absence, un peu comme s’il me voyait sans vraiment me voir. Vêtu d’un t-shirt douteux et d’une salopette salopée, un pinceau et un pot de peinture à la main, il rentrait de ripoliner une partie de la clôture. Je lui débitai mon laïus habituel, comme quoi j’étais canadien, faisais le tour des Amériques et qu’il serait bien inspiré de m’indiquer un coin où passer la nuit. Le soleil rougeoyant dans les yeux, le blond me dévisagea brièvement et dit avec un Southern drawl à ridiculiser les personnages d’Erskine Caldwell:
-- Chez moi, c’est pas la place qui manque.
-- C’est où chez toi ?
-- Là, fit-il en désignant l’immense bâtisse antebellum qui se trouvait derrière lui et n’attendait plus que Rhett Butler vienne lutiner Scarlett O’Hara sur le sofa du salon.
Je compris qu’avec ce gars j’avais affaire à un taiseux et que notre conversation se limiterait bientôt, surtout de sa part, à des onomatopées. En même temps, je trouvai un peu louche qu’un type vêtu comme un clodo habitât une si belle propriété, mais, comme disaient alors les Américains, à la veille de quitter le Viêt-Nam par la sortie de secours, l’arrogance et le patriotisme roulés en boule dans la musette : « All can happen »[1].
Lui, avec son pot de peinture, et moi poussant à la main mon vélo chargé comme un mulet, nous remontâmes la majestueuse allée bordée de cyprès séculaires aux ramures frangées de mousse de pirate. D’un signe de tête, mon hôte me désigna un garage indépendant de la vaste demeure. Là, somnolaient une Lincoln Continental Coupe de Ville, de couleur vieux rose, une Jeep et trois Harley Davidson, dont un chopper qui ressemblait à s’y méprendre à celui de Peter Fonda dans Easy Rider, à cette nuance près que le réservoir était peint aux couleurs du drapeau sudiste. Le garage était si haut et si vaste qu’on aurait encore pu y stationner un Peterbilt et un White Freightliner… avec les remorques, bien entendu. J’abandonnai mon vélo contre le mur et pris ma trousse de toilette et du linge de rechange dans mes sacoches.
Le type, d’une nonchalance toute méridionale, me montra ma chambre équipée d’un lit de la taille d’un terrain de footabrité d’un baldaquin aux montants torsadés, puis il m’indiqua où se trouvait la cuisine équipée d’un frigo regorgeant de bouffe que je pouvais piller à discrétion. Il dégoupilla deux cannettes de bière perlées de fraîcheur, m’en tendit une et dit de son accent à la fois traînant et rythmé :
-- Je dois sortir, je rentrerai sûrement très tard, fais comme chez toi.
-- Y a personne d’autre dans la maison ? demandai-je.
-- Pourquoi ? s’étonna le moustachu. T’as peur dans le noir ?
Puis il s’éclipsa, et vingt minutes plus tard j’entendis une Harley faire des po-ta-to, po-ta-to, po-ta-to, pétarader un grand coup et prendre le large. Une fois seul, je m’autorisai à jouer les curieux. Cette maison embaumait le luxe à plein nez. Dans les nombreuses chambres qu’un ouragan semblait avoir récemment balayées, sur les tapis, sur les chaises, jusque sous les commodes de bois patiné qu’avaient autrefois caressé les crinolines et heurté les sabres d’officiers confédérés, traînaient des chemises de satin comme en portaient les cow-boys de pacotille, des montres de valeur, des bracelets ornés d’énormes turquoises, des ceintures à boucle d’argent et des paires de bottes texanes made in crocodile. Dans le salon, sous un lustre comme on n’en voit plus que dans les productions hollywoodiennes, autour d’une impressionnante chaîne stéréo Harman Kardon, s’empilaient pêle-mêle des dizaines, peut-être des centaines de disques. J’aurais pu me servir en bijoux et partir comme un voleur. L’idée m’en traversa l’esprit, je mentirais en affirmant le contraire. Au lieu de ça, j’allai piquer une tête dans la piscine éclairée à giorno. Tout en faisant la planche, je me fis la réflexion qu’ils avaient sacrément de la veine, les moustachus sudistes, de pouvoir encore se baigner à la fin octobre.
En retournant à ma chambre, la tignasse dégoulinante, j’ouvris une porte qui donnait sur l’escalier conduisant au sous-sol. Au mur, au-dessus de la rampe, s’étalait une quantité impressionnante de photos en noir et blanc. J’y reconnus le gars qui m’avait accueilli en compagnie d’autres moustachus et chevelus allurés comme des Peaux-Rouges, à l’exception d’un grand Noir au visage glabre barré d’une hilarité immaculée. Ils avaient tous l’air d’avoir bien du plaisir. Mais chez qui étais-je donc tombé ? Au pied des marches, je découvris ce qui ressemblait à une salle de répétition, avec des magnétophones Revox, des micros Shure, des enchevêtrements de câbles électriques et des guitares à profusion. Martin acoustiques, Stratocaster, Telecaster, Rickenbecker, Dobro, National Steel, il y avait de tout, et même une superbe pedal steel aussi chromée que le fruit du croisement d’un juke-box et d’une calendre de Cadillac. Dans le fond je remarquai la présence d’un orgue Hammond, d’une basse Alambic et d’une batterie dont les peaux avaient souffert le martyre, car elles portaient les stigmates d’un bûcheron qui les menait à la baguette. Je remontai chercher mon Kodak dans ma sacoche pour immortaliser cette débauche d’instruments. Puis j’allai manger et dormir, parce que j’avais ma journée dans les mollets.
* * *
Le lendemain matin, quand j’ouvris un œil dans mon lit à baldaquin, un vent tiède gonflait les voilages de la fenêtre ouverte sur un ciel gris souris poché de nuages charbon de bois. Je m’habillai et me rendis au garage. En rangs d’oignons, les trois Harley étaient à l’écurie. De la chaleur s’élevait des flancs du chopper échappé d’Easy Rider. Le taiseux moustachu était donc rentré au petit matin et devait sûrement dormir. Je rentrai prendre un solide petit-déjeuner sur la terrasse, me préparai, laissai un mot de remerciements sur le comptoir de la cuisine et repris la route, celle de Colombus, dont je comptais bien atteindre la banlieue le soir même.
Priant pour que la pluie m’épargne tout en maudissant le ciel de plomb jaunâtre évocateur de crise de foie, je passai la journée à pédaler sur les voies secondaires de Géorgie, mon vélo faisant de moi un paria des autoroutes. Moulinant tel un hamster dans sa cage, j’eus de la misère à ne pas penser à ce type étrange qui m’avait invité la veille.
Le soir, vers cinq heures, je me suis arrêté casser une graine à Box Springs, à l’est de Colombus. Perché sur un tabouret du comptoir, les fesses passées à l’attendrisseur et les jambes en marmelade, j’étais en train de mâcher mon hamburger quand soudain, sur la télé suspendue au plafond, est apparue la photo du gars chez qui j’avais passé la nuit. Aussitôt, un silence de mort a tordu le cou à la bruyante convivialité qui régnait dans le resto. Les mâchoires ont cessé leur mastication mécanique, le saisissement s’étant emparé de chaque visage. L’atmosphère, pétrie d’émotion, est devenue soudain si insoutenable qu’autour de moi les poitrines des barmaids et les épaules des clients se sont affaissées de concert. La voix off du journaliste a annoncé que Duane Allman, membre fondateur de l’Allman Brothers Band, venait de se tuer au guidon de sa Harley-Davidson en voulant éviter un poids-lourd qui manœuvrait au milieu de la chaussée. Il a ajouté que l’emblème multiethnique de tout un Sud qui cherchait à se désengluer de deux siècles de ségrégation raciale, le groupe dont l’album live enregistré au Fillmore East de New York en début d’année et sorti un mois plus tôt caracolait déjà en tête des charts, ce flambeau de toute une jeunesse en révolte, cet ambassadeur adoubé sur l’autel du Southern rock venait de perdre celui qui en incarnait l’âme.
Sur le tabouret voisin se trouvait un gars sensiblement de mon âge, une armoire à glace au visage hâlé, avec un catogan, un t-shirt blanc aux manches roulées en amont des biceps et des gants de travail qui dépassaient de la poche arrière de son jean. J’ai vu des larmes slalomer entre ses poils de barbe naissante. J’ai failli me pencher pour lui murmurer à l’oreille : « Si je te dis que j’ai passé la nuit dernière chez… Duane Allman, tu vas jamais me croire», mais, afin de ne pas casser l’ambiance de ferveur mouillée de recueillement, et par crainte que le gars le prenne de haut, me mette son poing dans la gueule sans enfiler ses gants et me rétorque : « Ouais, c’est ça, et moi je suis le fils caché de Kennedy et de Marylin Monroe », j’ai trouvé plus prudent de me taire. Jusqu’à aujourd’hui.
1] Tout peut arriver.